Jancovici (1/2) : La Croissance Verte Impossible
- louisfilliot
- 6 mai 2020
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 août 2020
Jancovici, l'homme qui va bouleverser vos convictions en matière d'énergie (1/2)

Jean-Marc Jancovici est ingénieur, il dirige le think tank The Shift Project, qui travaille sur les solutions pour décarboner notre économie.
Sa façon de parler et de réfléchir, ultra rationnelle, factuelle, précise et chiffrée plaira sans aucun doute aux scientifiques et ingénieurs parmi vous. En tout cas, après plusieurs heures d'écoute de ses conférences et interviews et avoir épluché en long en large et en travers son site, je dois dire que plusieurs de mes convictions passées ont été ébranlées, et il a notamment réussi à faire varier un peu ma position sur certains points que je vais décrire dans cet article et dans un prochain article qui sera consacré à la question de la transition énergétique selon Jancovici (notamment la question du nucléaire et des renouvelables).
Par contre, je pense que son style peut en rebuter certains : très sûr de lui, parfois à la limite de l'arrogance, notamment avec les journalistes qu'ils considèrent (parfois à juste titre) ignorants en la matière et préférant inviter n'importe qui plutôt que jouer leur rôle d'information. Cela peut le rendre légèrement agressif, notamment lors de cette entretien France Culture. Étant très pointilleux et précis, il peut en être désagréable en reprenant son interlocuteur pour des détails. Dans cet extrait par exemple, le journaliste pose pourtant des questions légitimes et vient de France Culture qui je pense n'est clairement pas un des pires médias en terme de qualité de l'information, mais il en voit de toutes les couleurs !
Dans tous les cas, que vous aimiez ou non le personnage, je vais tenter de résumer ici les faits scientifiques qu'il m'a permis de rappeler et les points sur lesquels il m'a fait changer un peu d'avis.
Quelques points à retenir
Les chiffres clefs des émissions de gaz à effet de serre
Cela faisait un moment que je ne m'étais pas informé sur les chiffres liés au changement climatique. Il est tentant de se dire ``ça va maintenant j'ai compris que la situation était très préoccupante et qu'il faut agir de manière radicale``. Mais agir de manière radicale, qu'est-ce que cela veut dire ?
Pour Jancovici, afin de rester en dessous de 2 degrés de réchauffement climatique, il faudrait une baisse des émissions de gaz à effet de serre mondiales de 4% par an pour arriver à diviser les émissions par 3 d'ici 2050. 2 degrés c'est le maximum acceptable selon le GIEC. A partir de 3 degrés de moyenne de réchauffement, on connaîtrait alors des pénuries alimentaires récurrentes et importantes. En temps d'insécurité alimentaire, nous sommes un peu près surs de connaitre des guerres partout et tout le temps...
Bon, 4% par an, ça semble raisonnable comme objectif dit comme ça ? Pour avoir un bon élément de comparaison, avec le Covid-19 et le confinement de la moitié de la planète, on estime qu'on va connaitre une baisse de 6% des émissions en 2020, donc pour 2020 objectif atteint ! Mais cela veut dire que loin de reprendre ensuite, il faudrait continuer dans cette lancée avec un changement de l'économie quasiment aussi important que celui imposé par le Covid-19...
En entendant par exemple le ministre de l'économie Bruno Le Maire qui déclare que la croissance et l'activité devront reprendre de manière forte après la crise, la question essentielle qui se pose est : la croissance économique est-elle compatible avec une baisse soutenue et prolongée des émissions de gaz à effet de serre ?
La croissance verte impossible
Tout d'abord il faut savoir que notre économie mondiale est encore très dépendante des énergies fossiles. Même en France qu'on dit pourtant être un pays tout nucléaire, 70% de notre consommation d'énergie finale provient des trois grandes sources d'énergie fossile (pétrole, gaz, charbon).

Il ne faut pas confondre ces chiffres de consommation finale d'énergie, aux chiffres de la répartition de la production d'électricité. 75% de l'électricité française est produite avec de l'énergie nucléaire (qui rappelons-le n'émet aucun gaz à effet de serre, contrairement à ce que croirait 80% des français d'après certaines enquêtes), mais l'énergie que nous consommons n'est pas toujours électrique, elle peut être directement fossile ! Le graphique ci-dessus correspond à la France en 2012, mais pour avoir vu des chiffres plus récents, on a gardé le même ordre de grandeur. Le ``boom`` des énergies renouvelables serait surtout médiatique, même si elles augmentent légèrement, cela s'ajoute et non remplace les autres sources d'énergie, et leur part reste négligeable.
Si l'on considère les chiffres mondiaux, la part du nucléaire est bien plus faible, celle du bois et de l'hydroélectricité est un peu plus importante mais là encore, les trois grandes énergies fossiles prédominent largement.
Une fois cela compris, la chose importante à retenir est que le PIB est directement proportionnel aux nombres de machines en service dans le monde, c'est à dire à l'énergie utilisée. Cela se comprend aisément : la production de valeur économique ne se fait pas toute seule, elle correspond à une transformation de matière, c'est à dire a de l'énergie. En fait ce que l'on appelle en économie des euros, ce n'est ni plus ni moins ce qu'on appelle de l'énergie en physique. Progressivement au cours de l'histoire nous avons utilisé des sources d'énergie de plus en plus efficaces (c'est à dire nous fournissons plus d'énergie en moins de temps et d'effort) : celle de nos muscles, des muscles des animaux, de la combustion du bois, du vent, du soleil et de l'eau (les énergies renouvelables), puis nous avons utilisé le charbon, le gaz et le pétrole qui sont bien plus efficaces que les précédentes.
Si l'on fait des petits calculs en comptant l'énergie que nous fournit un esclave avec ses muscles et l'énergie que nous fournissent les énergies fossiles actuellement, Jancovici considère que le français moyen possède l'équivalent de 100 esclaves !
Tout cela pour dire que l'énergie utilisée est essentiellement fossile, et comme le PIB est proportionnel à l'énergie utilisée on a aussi une relation quasi-linéaire entre le Produit Intérieur Brut et les émissions de gaz à effet de serre :

Mais me direz-vous cette relation va changer grâce à l'avènement d'une économie dématérialisée : l'économie du numérique, parfois aussi appelée économie de la connaissance.
Pour Jancovici, l'existence de cette économie tient surtout du mythe collectif, savamment entretenu par ceux qui veulent croire dur comme faire a la croissance verte car leur business plan en dépend : tous les acteurs du numérique les GAFAM en tête.
En fait, la différence avec cette économie du numérique n'est pas qu'elle consommerait moins d'énergie et émettrait moins de gaz à effet de serre, mais que ses émissions sont cachées : elles sont délocalisées géographiquement ou temporellement, car les activités du numérique dépendent de productions qui elles sont polluantes : production d'électronique, d'ordinateurs, de serveurs de stockage de données... Tout cela utilise de l'énergie, et même souvent la plus polluante des sources d'énergie fossiles : le charbon. Pour ceux d'entre vous qui croit que le charbon n'est plus utilisé car on ne se chauffe plus au charbon et on n'a plus de locomotive a charbon, retenez bien ce chiffre : les deux tiers de la consommation de charbon servent à produire de l'électricité. De l'électricité qui peut servir ensuite à alimenter les serveurs de l'économie ``dématérialisée`` ou à recharger les batteries de voitures électriques ``propres``.
En fait, physiquement, il est impossible de créer de la valeur économique sans transformer de la matière, donc sans utiliser de l'énergie. Alors Jancovici déclare en conférence face à des étudiants de l'ESSEC : ``Il faut que l'intégralité de vos business plan s'inscrivent dans le cadre d'une récession``.
Une fois compris la nécessité d'une récession économique pour diminuer nos émissions, la question qui se pose automatiquement est : de toute façon avons nous le choix ?
La contraction de l'économie : voulue ou subie
La première chose à comprendre est que le temps de formation des combustibles fossiles s'étale de plusieurs centaines de milliers à des millions d'années.
La meilleure approximation est donc de considérer que le stock de matières premières et de combustibles fossiles est fixe et donné une bonne fois pour toute.
Mathématiquement, on peut donc dire que la découverte de nouveaux gisements, puis par répercussion l'extraction puis la consommation de chacun des combustibles part de 0, augmente, passe par un pic puis doit nécessairement redescendre pour revenir proche de 0.
Ou en es-t-on sur cette courbe ? Réponse de Jancovici : Le pic de production a été dépassé en 2008 pour le pétrole. Pour le charbon et le gaz le pic sera dans la décennie des années 2020.
Une fois la consommation de combustibles fossiles basse, on pourra toujours utiliser d'autres sources d'énergie, comme les renouvelables, mais qui sont on le verra beaucoup moins efficaces, et donc moins productrices de valeur. (Si on devait revenir à des voitures à cheval, ça marche et c'est renouvelable, mais vous imaginez bien que ça ira moins vite)
Ainsi, la question n'est pas de savoir si l'on va rentrer en période de récession, de contraction économique, mais quand et comment va se passer cette période de contraction.
Il y'a alors deux possibilités :
• Ou bien nous prenons le taureau par les cornes pour amorcer la récession économique de manière voulue et planifiée, ce qui permettrait de limiter la quantité totale finale de CO2 dans l'atmosphère, donc limiter les changements climatiques et leurs conséquences. La récession étant planifiée, on pourrait choisir la production qui passe à la trappe, c'est à dire tenter de préserver les besoins de tous, réduire la consommation progressivement, en commençant par raboter sur les revenu superflus, ceux des plus riches. Dans ce scénario, une certaine stabilité sociale pourrait alors être préservée.
• Dans le second scénario, la récession serait subie. Les gouvernements continueraient de tenter vainement d'insuffler de la croissance. La quantité finale de CO2 dans l'atmosphère serait plus importante, les conséquences des changements climatiques seraient plus importantes. Rien n'aurait été planifié pour décider de comment baisser la production. On subira alors des vastes pénuries de denrées alimentaires et autres bien essentiels.
Bien sur un scénario mixte entre ces deux scénarios est possible : planification de la récession tardive et timide.
La remise en questions d'opinions : L'origine des gains de productivité
Jusque-là, je considérais les gains de productivité comme étant uniquement dû au progrès technologique. Je les considérais donc par nature comme irréversibles (sauf catastrophe global nous faisant perdre le savoir accumulé). De cette irréversibilité des gains de productivité, j'en déduisais aussi une irréversibilité des acquis sociaux : si l'on produit tout plus facilement, on doit avoir plus de temps libre, et cela ne retournera jamais en arrière.
Or, avec Jancovici, je me rends compte que les gains de productivité ne dépendent pas uniquement du progrès technologique, mais surtout de l'utilisation des énergies fossiles qui permettent une transformation des matières premières rapide et peu coûteuse. Le progrès technologique permet aussi certains gains de productivité par l'efficacité énergétique, mais le reste est dû à l'utilisation du stock disponible d'énergie fossile. Comme la consommation de ces énergies va baisser car le stock restant diminue, la productivité va baisser, même si je crois qu'elle va rester supérieur à ce qu'elle était avant leur utilisation.
Voici une bonne comparaison : imaginez que dans le village d'Astérix, les gaulois ne disposent non plus de Panoramix qui fait de la potion, mais d'une grande marmite de potion magique donnée une bonne fois pour toute. Les gaulois découvrent la marmite de potion magique et commence à l'utiliser, ils peuvent alors faire toutes leurs tâches en beaucoup moins de temps. Avec ce gain de temps et d'énergie, ils vont découvrir quelque petites choses qui leur seront utiles quand ils n'auront plus de potion magique (ils vont peut-être avoir le temps de se construire des maisons confortables qui resteront là, ils auront le temps de découvrir quelques techniques pour résister aux romains même sans potion magique etc...) mais cela reste que lorsqu'il n'y aura plus de potion magique ou presque plus, il faudra l'économiser et donc recommencer à aller à la chasse aux sangliers sans prendre de potion magique...
Ainsi les gains de productivité sont, en bonne partie réversibles. On gardera cependant le capital immobilier accumulé, ainsi qu'un certain savoir-faire pour faire mieux avec moins d'énergie (l'intensité énergétique de l'économie a diminué). Cependant, on produira au total moins de valeur économique.
Ceci dit, même avec une décroissance progressive des consommations d'énergie (baisse des émissions de 4% par an), la productivité restera encore un moment bien supérieur à ce qu'elle était par exemple dans les années 60 (environ 6 fois supérieur). Cela ne change donc pas que les acquis sociaux devraient pour l'instant rester supérieurs à ceux des années 60. Ensuite, à plus long terme, une fois la productivité qui aura baissé de manière plus significative, il faudra effectivement abaisser le niveau de vie par personne. Cependant, cela ne change rien à l'idée qu'il faudrait d'abord abaisser le niveau de vie de ceux qui ont énormément (voir trop), ensuite et seulement si nécessaire pour émettre encore moins, il faudra peut-être abaisser le niveau de vie de tous.
La question qui se posera alors est comment abaisser le PIB par habitant sans trop abaisser le confort matériel de tous.
Limitation : baisse du PIB par habitant = baisse du confort matériel ?
Jean-Marc Jancovici semble admettre comme acquis qu'une baisse du PIB par habitant signifie nécessairement une baisse de la qualité de vie, même si il propose pour limiter cet impact de d'abord limiter la qualité de vie de ceux qui ont beaucoup ``de marge``.
Cependant, il semble considérer qu'après avoir baissé le niveau de vie des plus fortunés, on devra nécessairement impacter le niveau de vie de tous pour baisser le PIB par habitant. Il me semble qu'il y a pourtant des marges de manœuvre pour assurer un certain niveau de vie tout en baissant la production par habitant : baisse du gaspillage (destruction d'invendus), réorientation de la production vers des besoins et envies de la société (travail œuvrant pour un bien commun et non des intérêts financiers ne contribuant pas au niveau de vie), faire une production plus durable et interdire complètement l'obsolescence programmée, partage de bien (auto partage), arrêter la création de besoins artificiels... Tous ces sujets sont des sujets que j'aborderai dans d'autres articles et qui je crois peuvent permettre de baisser la production par habitant sans (trop) baisser le confort matériel de chacun.
La est je pense la principale limitation dans les travaux de Jean-Marc Jancovici qui n'aborde aucun de ces sujets. Mais ce n'est pas réellement un reproche, car ce sont des questions davantage d'ordre politique et économiques et Jancovici s'occupe des questions énergétiques, chacun son métier...
En conclusion, Jean Marc Jancovici nous permet de comprendre que la production par habitant va diminuer et devrait diminuer au plus vite. Il faut à coté de ça s'intéresser à d'autres penseurs et économistes pour organiser cette baisse de production en impactant le moins possible notre niveau de vie à tous.
J'aborde d'ailleurs cette question dans l'article suivant : La décroissance implique t'elle nécessairement une baisse de confort ?
Pour la suite de l'analyse de Jean Claude Jancovici, lire l'article suivant : Quelle transition énergétique ?
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