Jean-Claude Michéa : La philosophie derrière le libéralisme (1/2)
- louisfilliot
- 5 août 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 août 2020

En vacances dans les Landes dans la région de Mont de Marsan, j'apprend avec étonnement qu'aura lieu une conférence dans le petit village de Labastide d'Armagnac de Jean Claude Michéa, un philosophe dont j'avais déjà entendu parler.
Après une passionnante conférence de 2h30, j'ai voulu fouiner un peu plus son travail et vous résumer ici quelques points intéressants abordés lors de la conférence qui nous permettent de mieux comprendre le monde qui nous entoure et son idéologie dominante, le libéralisme.
Sa pensée originale et critique, sa connaissance des fondements historiques et idéologiques du libéralisme et sa capacité de vulgarisation et de rhétorique en font un penseur que je vous conseille vivement de découvrir ou de faire découvrir. Ses prises de parole m'ont parues accessibles à tous, nul besoin d'être un spécialiste de la philosophie politique pour comprendre ce qui va suivre !
Les fondements de la philosophie libérale
Pour Michéa, il faut chercher les fondements de l'idéologie libérale dans les guerres de religion du 16éme siècle entre catholiques et protestants. Après ces guerres civiles et massacres, l'homme n'est plus vu comme un animal politique naturellement sociable comme le voyait Aristote. Il sera vu, notamment par la philosophie des Lumières, comme un être égoïste, mû uniquement par son propre intérêt. De cette conception naîtra alors la vision d'Adam Smith du marché comme moyen de vivre en paix en société. La société fonctionnerait alors même si tous les membres ne recherchent que leur intérêt car les échanges marchands sont fait dans l'intérêt mutuel des deux intéressés, nul besoin pour cela de s'entendre, d'être d'accord ou d'avoir les mêmes convictions.
Il n'y a plus de société mais des individus qui recherchent uniquement leur intérêt particulier de manière rationnelle. La morale devient de l'ordre privé uniquement, il n'y a pas de valeur morale commune, de conception commune de ce qui doit être ou ne pas être, ni de vision partagée sur la façon dont devrait être organisée la société, ceci étant vu comme source de conflit.
Mais comme de toute évidence on ne peut pas autoriser les crimes, le philosophe libéral tranchera : "La liberté s'arrête la ou celle des autres commence". Mais ce qui constitue une offense ou non n'est justement jamais défini et chacun peut avoir sa propre conception de ce qui constitue une offense, ce qui ouvre la voie à toutes les revendications communautaristes les plus futiles (interdire l’appellation chinois pour un gâteau par exemple).
L'état se présente alors comme axiologiquement neutre : il ne porte pas de jugement sur ce qui devrait ou ne devrait pas être, sur ce qui constitue ou non une offense, sur ce qui devrait pouvoir être dit ou non (les limites de la liberté d'expression). L'état devient dès lors un simple système de gouvernance comptable, qui se veut sans idéologie. Tout ce qui est de l'ordre morale ou des convictions est autorisé, mais reste de l'ordre privé, sans qu'aucune valeur commune ne puisse exister.
Dès lors, naturellement, l'état n'a plus à assumer les responsabilités de délibération collectives et démocratiques sur l'organisation de la société et délègue ces responsabilités à des instances externes décrétées neutres : la science, la justice, des entreprises privées.
Ainsi, l'état presse Facebook et Google d'assumer la responsabilité de filtrer les contenus internet. Ceci n'est pas seulement du à un manque de capacité des gouvernements mais à une volonté d'externaliser à une instance vue comme neutre la prise de décision car ils considèrent que cette délibération n'est pas de leur ressort : elle est décrite comme une question technique et objective et non comme un débat de société, comme un choix politique.
Les décisions économiques ne sont plus prises dans le but d'atteindre un idéal de société, elles sont présentées comme nécessaires, allant de soi, relevant d'une seule vérité vraie. Pourtant comme le dit l'adage : mettez deux économistes dans une salle et vous obtiendrez trois avis différents sur un même sujet. L'économie est en fait éminemment politique : les conclusions seront différentes suivant les hypothèses faites et les objectifs visés.
Les décisions énergétiques ou sanitaires sont présentées non plus comme un choix de société mais comme des vérités objectives et scientifiques. Le recours aux experts est systématique et le règne de la technocratie commence. Pourtant, comme on l'a vu lors des débats lors du coronavirus sur l'usage du masque, des tests, du confinement ou sur l'utilisation de la chloroquine, le milieu scientifique est loin d'être exempt de controverses internes... Le politique que l'on croit chasser en ayant recours à l'avis scientifique réapparaît alors.
L'autre solution que trouve l'état pour ne pas avoir à délibérer sur ce qui constitue ou non une nuisance est la délégation de ces responsabilités à la justice. La judiciarisation du système est particulièrement visible aux Etats-unis ou l'on peut attaquer quelqu'un pour tout et n'importe quoi. Michéa nous a ainsi donné l'exemple d'une femme ayant obtenu compensation d'un magasin après procès car un enfant qui courait dans le magasin lui était rentré dedans et l'avait fait tombée, même si cet enfant était son propre fils !
Définir ce qui relève du privé de ce qui est commun
Avec la logique libérale, et la conception de la liberté individuelle comme devant s'étendre au maximum, aucun échange marchand ne peut être jugé immoral, choquant, et doit toujours être autorisé, dès lors qu'acheteur et vendeur consentent tous deux à la transaction. Ainsi, lorsqu'une star hollywoodienne loue le ventre d'une immigrée mexicaine pour avoir son bébé sans subir l'inconfort et les traces physiques de la grossesse, le libéral dira "je comprends que ça puisse te choquer, mais ce n'est pas choquant, ni immoral". Le même raisonnement s'applique pour toute transaction faramineuse pour le transfert d'un footballeur, les contrats publicitaires, les revenus des dirigeants d'entreprises...
Ici, rien n'est considéré comme commun à la société et on ne pose aucune limite aux libertés individuelles : c'est la liberté du renard dans le poulailler. Ce capitalisme contemporain est comparé à un jeu de Monopoly : tout le monde part avec autant d'argent et a les mêmes règles et pourtant, irrémédiablement au bout d'un certain temps, certains joueurs rentrent en banqueroute pendant que d'autres possèdent tout. On arrive à cette situation même si chacun des joueurs joue librement et consentent à chacune des transactions. Dans la vraie vie, le résultat est encore aggravé par le fait que nous ne partons pas tous avec le même montant d'argent, ni les mêmes règles. Les règles du jeu causent cette situation : plus on a d'argent plus il est facile d'en obtenir. Mais pour le libéral il n'y a rien de problématique à ce résultat vu qu'on ne définit pas d'idéal de société et que chaque transaction est consentie des deux cotés.
A l'autre extrême, le système soviétique stalinien a proposé une société ou tout était de l'ordre commun et plus rien de l'ordre privé : l'homme ne devait plus être qu'un travailleur au service de sa patrie, sans conviction, croyance ou religion propre. Plus rien n'était considéré comme de l'ordre de l'individu privé et tous les aspects de la vie de l'homme étaient uniformisés: habits, loisirs, travail, famille... Il était du ressort de l'état de dire ce qui était bon ou non dans chacun de ces aspects de la vie de l'homme.
Entre ces deux extrêmes, on trouve le principe de la décence ordinaire ou common-decency défini par George Orwell, l'auteur de 1984 que Michéa a longuement étudié. Cela consiste à considérer qu'un minimum de choses doivent être communes. La société doit pouvoir définir ce qui est de l'ordre privé et ce qui est de l'ordre commun. Ainsi, si vous considérez qu'il n'est pas acceptable que Jeff Bezos gagne 13 milliards de dollars en une journée ou qu'une immigrée loue son ventre pour de l'argent, et que le bébé qui sort de son ventre lui soit aussitôt retiré, c'est que vous croyez en ce principe de décence ordinaire et non à la logique libérale dominante.
Une fois un fait considéré inacceptable, au delà de la question de son interdiction, la question pertinente est celle de savoir pourquoi ce fait a pu se produire. Lorsque quelqu'un déclare qu'il ne voit pas le problème vu que les deux intéressés étaient d'accord pour effectuer la transaction, souvent le problème est justement que nous en soyons arrivés à une situation ou deux personnes sont d'accord pour faire une transaction qui nous paraisse choquante : si une star est capable de louer le ventre d'une immigrée mexicaine, c'est que la différence de revenus entre les deux femmes est telle que la somme que la star est prête à mettre pour avoir un enfant sans être enceinte est supérieure à la somme nécessaire pour convaincre l'immigrée de prêter son ventre.
Si vous n'êtes pas en difficulté financière, il est probable que vous n'acceptiez à aucun prix de prêter votre ventre pour une autre femme inconnue. Si vous n'êtes pas milliardaire, il y a peu de chances que vous vouliez/pouviez dépenser plusieurs dizaines de milliers d'euros pour vous éviter le désagrément de la grossesse.
Ainsi une situation qu'on considère ne faisant pas partie de la décence ordinaire n'est pas forcément à proscrire : on peut aussi transformer les choses de sorte que personne n'aie intérêt à ce comportement, ici en réduisant les inégalités. Encore faut-il pour cela avoir défini collectivement les situations que l'on juge inacceptables, celles qu'on ne veut pas voir se produire... Pour cela il faut avoir débattu et délibéré collectivement sur un modèle de société commun, ce qui est contraire à la philosophie libérale...
Voici ici la suite de cet article qui explicitera les conséquences de cette société sans morale commune : une société ou tout est permis mais rien n'est possible
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