Doit-on vraiment choisir entre écologie et liberté ?
- louisfilliot
- 26 mai 2020
- 7 min de lecture

Dès qu'on parle d'écologie et de mesures limitant tout secteur nuisible ou consommation irresponsable, une objection arrive toujours très rapidement : cela réduirait nos libertés individuelles car limiterait les comportements et achats possible, interdisant certaines habitudes aujourd'hui possibles. Ainsi il faudrait choisir entre écologie et liberté, déplacer le curseur vers l'un des deux nuisant l'autre.
La vision de la liberté d'Aurélien Barrau
Une première réponse nous vient de l'astrophysicien Aurélien Barrau. Selon lui, quand on empêche un enfant de casser son jouet, certes on le prive de liberté sur le moment, mais cela lui procure une plus grande liberté plus tard : la liberté de pouvoir avoir encore accès à son jouet, qui fonctionne encore.
Cette explication a le mérite de remettre en cause la définition la plus répandue de la liberté : la liberté de consommer, une liberté à court-terme. Cette vision de la liberté est à l'origine de l'idéologie libérale actuelle : chacun doit pouvoir consommer librement, ainsi le marché s'auto-régulera et chacun aura ses envies satisfaites. Il oppose à cela la liberté à plus long terme, celle de pouvoir jouir d'un confort matériel futur en préservant son environnement, une liberté qui sera supérieure. En somme, c'est pour lui la vision un mal pour un bien : une renonciation de liberté au court terme pour une liberté plus grande future.
Mais cette explication me parait insuffisante, voire dangereuse, pour deux raisons :
L'explication infantilise le citoyen-consommateur. Elle le présente comme incapable de faire des choix qui le concerne. Ces choix sont laissés à une autorité régulatrice, les parents dans la métaphore. Cette vision rabaissante du citoyen-consommateur comme irresponsable et incapable de faire des choix est la porte ouverte à ce qu'on peut appeler la dictature verte. Une élite fera les choix écologiques en lieu et place des citoyens. Or, si la mise en place de mesures contraignantes est plus que jamais nécessaire, la question du comment, elle est une question éminemment politique qui doit donc être tranchée démocratiquement : quelles pratiques diminuer et interdire ? Lesquelles autoriser ? A qui faire payer les efforts ? A toute ces questions, on voit qu'il y a plusieurs réponses possible et que laisser une caste, une technocratie ou un pouvoir autoritaire trancher ces questions seuls ne défendrait pas l'intérêt général, quand bien même les réponses apportées seraient efficaces sur le plan écologique.
Elle présente le citoyen comme désirant casser son jouet, c'est à dire que le consommateur désire mal consommer et est vu comme responsable du problème, sans jamais qu'on se demande ce qui est à l'origine de ce désir, ni si ce désir, cette pulsion consommatrice correspond à une véritable volonté de la part du consommateur. De cette vision découle ce qu'on peut appeler l'esprit colibriste : l'individu consommateur est responsable, il devrait changer son comportement. Alors on blâme l'individu et on espère qu'il change par magie alors que tout ce qui le détermine à agir ne change pas. Ceci est la meilleure excuse pour renoncer à tenter de faire changer les choses, les gouvernements comptent sur un changement soudain des individus, et pendant ce temps la les grandes entreprises peuvent continuer leur commerce, se dédouanant en disant qu'elles ne font que répondre à la demande.
Mais alors qu'est ce qui distinguerait le consommateur fautif de cet enfant capricieux ? Si on juge qu'il est capable de se contrôler et qu'il ne veut pas casser son jouet, pourquoi le fait-il ?
Ulysse perd il sa liberté lorsqu'il s’enchaîne ?
Ainsi dans l'idéologie dominante, si nous consommons de cette manière, c'est que nous le voulons. Et si nous ne pouvons plus faire ce que nous voulions faire auparavant, cela signifierait que nous perdrions des libertés. Même si certains comme Aurélien Barrau considère que c'est nécessaire et nous donnera une plus grande liberté future, ils pensent que ça va à l'encontre de la volonté de ceux qui consomment mal.
C'est cette définition de la volonté que je voudrais nuancer ici en rappelant la légende d'Ulysse sur son bateau qui allait rencontrer les sirènes. Ulysse savait que le chant des sirènes était si envoûtant que s'il l'entendait, il risquait de rejoindre les sirènes et ne jamais terminer son voyage... Alors, désirant tout de même les entendre, il demande à son équipage de l'attacher solidement au mat du bateau et de l'en détacher sous aucun prétexte, même s'il les suppliait de le faire.
Dans ce cas, on pourrait dire qu'en un sens Ulysse est privé de liberté : il ne peut pas rejoindre les sirènes alors même que c'est ce qu'il veut faire lorsqu'il les entend. Pourtant, sa volonté était aussi de ne pas rejoindre les sirènes, en ce sens Ulysse agit librement et conformément à sa volonté en étant attaché.
On voit bien qu'en Ulysse, comme en n'importe qui, réside plusieurs volontés contradictoires : la volonté de l'ordre du désir et de la pulsion, une volonté du court-terme, ici l'envie de rejoindre les sirènes ; et la volonté de poursuivre son voyage, une volonté plus profonde, réfléchie, rationnelle, au long-terme.
En psychanalyse, Sigmund Freud aurait sans doute dit que ces désirs contradictoires venaient respectivement du ça et du surmoi. Deux entités indépendantes de notre conscience.
Ainsi, il est tout à fait normal et courant d'avoir en soi plusieurs volontés contradictoires. Dès lors, comment définir la liberté : par la possibilité de réaliser le désir du ça, ou la volonté du surmoi ? Il me semble que dans la définition courante de l'imaginaire libérale, quand on parle de liberté, on parle surtout de la liberté d'assouvir ses désirs et non de celle de réaliser ses volontés réfléchies pour le futur. C'est cette liberté qui est valorisée dans notre société. Ainsi nous nous retrouvons tous comme Ulysse sans la possibilité de s'attacher. Même si nous serions assez sages pour vouloir nous attacher, nous ne parvenons pas en général à résister aux sirènes : tout est fait pour nous faire consommer sans que l'on se pose de questions en flattant nos bas instincts, en nous visant par de la publicité, en masquant les conditions sociales et environnementales de production des biens et services.
Voici quelques exemples de volontés contradictoires qui existe en chacun de nous :

Lorsqu'on ne voie que la volonté et la liberté comme l'expression du désir de consommer, on ne voit que la colonne de gauche et non celle de droite. On traduit alors ensuite l'existence d'un marché, d'une entreprise ou d'un secteur par une adhésion complète de ses consommateurs à ce modèle. Or, pour ne prendre qu'un seul exemple, je pense qu'on ne trouvera quasiment jamais quelqu'un regardant Les Marseillais aux Caraîbes qui déclarerait haut et fort : je pense que c'est vraiment intéressant pour les jeunes, c'est un bon divertissement, je voudrais que ça continue et que mes enfants regardent ça. Pourtant l'émission existe et a de nombreux téléspectateurs. Ceci est la preuve que toute une entreprise peut exister alors même que tout ses clients désapprouvent les actions ou le principe de celle-ci.
Certains verront à cela un manque de cohérence chez les gens. J'y vois au contraire un espoir : ce n'est pas parce que les gens consomment ainsi qu'ils seraient forcément contre une modification radicale des productions et consommations.
Assumer la liberté de choisir son avenir plutôt que la liberté de consommer
Et maintenant que fais t'on ?
Je crois qu'il nous faut assumer pleinement nos désirs contradictoires et revendiquer la liberté de s’enchaîner, c'est à dire de décider ensemble, démocratiquement des actions collectives contraignantes à prendre pour qu'il ne soit plus possible d'aller voir les sirènes.
Il faut refuser la culpabilisation et l'injonction vaine de consommation parfaitement éthique et responsable, de comportements vertueux en tout point alors même que tout est fait pour rendre le chant des sirènes envoûtant.
Je crois qu'il est temps de faire le constat de manière assumé que nous ne sommes pas suffisamment sages, intelligents et mesurés pour résister au chant des sirènes sans possibilité de s'attacher au mât. Cela ne veut pas dire pour autant que nous ne désirions pas de changement radical. Ce changement radical ne doit pas venir d'un pouvoir coercitif mais de nous même, en tant que citoyen faisant parti d'un collectif, non en tant que simple individu consommateur.
Cette volonté d'auto-contrainte existe déjà dans le domaine de la cyber-dépendance : on voit l'émergence de bars sans téléphones, ou d'applications bloquant les réseaux sociaux sur son propre téléphone après une certaine durée. Tout ceci ne fait aucun sens si on considère qu'on n'a qu'une seule volonté qui est le désir présent : si on ne veut pas aller sur Facebook il suffirait de fermer Facebook. Pourtant, lorsqu'on sait par avance qu'on ne résistera pas, on a besoin de mettre en place ces mécanismes d'auto-contrainte pour réaliser notre volonté réfléchie pour notre avenir, en contradiction avec le désir de consommation.
C'est exactement ce qu'il nous faut faire en terme écologique, sauf qu'ici les mécanismes d'auto-contrainte doivent être mis en place à l'échelle de toute la société : on sait qu'on risque de trop prendre l'avion si c'est possible, pas cher, et qu'on se dit que les autres le feront de toute façon. Alors décidons simplement de limiter le trafic aérien global, par exemple avec un système de permis à points.
Ainsi, je vous invite à refuser toute culpabilisation et individualisation des comportements à problèmes, ce qui me parait stérile.
A la place, il faut se questionner sur le problème, chercher ses causes, identifier des facteurs qui favorisent l'émergence du problème et donc imaginer des solutions. En somme, réfléchir à comment on pourrait s'attacher au mat du bateau dans chaque cas. Pourquoi le problème existe ? Qu'est ce qui le favorise ? Qu'est ce qui le limite ? Comment pourrait-on réorganiser les choses pour que ça fonctionne ?

Petite réponse, par avance à une remarque possible : cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'il faille consommer de n'importe quelle manière sans se poser de questions, ni qu'essayer de faire des efforts individuels est inutile. Il vaudra toujours mieux essayer de limiter son impact écologique par tous les moyens possible. Seulement, ça ne me parait loin d'être suffisant face aux enjeux qui sont les nôtres.
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